Migrant Mother, Nipoma, California Lange Dorothea

Migrant Mother, Nipoma, California

Dimensions

H. : 30,4 cm ; L. : 23,5 cm

Provenance

Technique

Photographie

Matériaux

Photogravure

Datation

Photographiée en 1936, photogravée plus tard

Lieu de conservation

États-Unis d’Amérique, Chicago, Art Institute Chicago

En quoi la photographie documentaire peut-elle avoir un impact social ? Quelle est sa part de vérité ?

Dorothea Lange, née Dorothea Nutzhorn en 1895 aux États-Unis, est la fille d'immigrés allemands. Son enfance est marquée par la maladie (poliomyélite) et l'abandon de son père de la cellule familiale. À l'âge de 18 ans, elle se lance dans une carrière de photographe. Elle se spécialise rapidement dans l'art du portrait puis, en 1918, ouvre son propre studio à San Francisco.

C'est au moment de la Grande Dépression de 1929 que Lange oriente différemment son travail. Elle abandonne son activité de portraitiste en studio pour observer les scènes de rue, les sans-abris. La condition humaine est désormais au cœur de ses préoccupations.

À partir de 1935, engagée par l'administration fédérale, elle parcourt la campagne américaine pour réaliser une série de photographies sur la vie des fermiers et l'exode rural lié à la récession. C'est en 1936 qu'elle opère cette prise de vue d'une mère de famille image principale, devenue une icône de la Grande Dépression.

Un témoignage de la Grande Dépression

Tout commence le 29 octobre 1929 avec le krach de Wall Street, le fameux Jeudi noir où la bourse s'effondre. La crise qui s'ensuit entraîne un chômage massif et l'exode de milliers de fermiers. Dans le cadre du New Deal défini par le président Franklin Roosevelt (1882-1945), une politique d'assistance aux populations les plus touchées par la crise est mise en œuvre. Un programme de construction de camps d'hébergement au profit des travailleurs agricoles est planifié.

La Farm Security Administration lance alors une vaste opération d'archives photographiques sur les effets du New Deal dans la société rurale. À l'instar d'autres artistes, comme Walker Evans image 1, Lange reçoit dans ce cadre un premier contrat de 1935 à 1937. Un second lui est confié de 1938 à 1941. Durant toute cette période, son périple de reporter la mène dans vingt-deux États différents.

C'est dans un camp de travailleurs agricoles à Nipoma, en Californie, que Lange réalise cette photographie d'une mère à l'air inquiet, ses enfants blottis contre elle. La photographe racontera plus tard cette rencontre : « Je vis une mère affamée et désespérée et je m'en approchai comme attirée par un aimant. Je ne me rappelle pas comment je lui ai expliqué ma présence et ce que je faisais avec mon appareil. Elle ne m'a posé aucune question. J'ai fait cinq prises de vue de plus en plus rapprochées. Je ne lui ai demandé ni son nom, ni son histoire. Elle m'a dit qu'elle avait 32 ans. Elle m'a dit qu'ils se nourrissaient des légumes gelés restés dans les champs environnants, et des oiseaux que tuaient les enfants. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de la nourriture. Elle était assise là dans l'appentis d'une tente avec ses enfants blottis contre elle elle pensait que mes photographies pourraient l'aider, et c'est pourquoi elle m'a aidée ! »

Une composition réfléchie au cadrage resserré

Cette photographie documentaire résulte d'un important travail de cadrage resserré autour de la figure principale de la mère. Lange réalise d'abord plusieurs clichés, cinq au total, et retient finalement celui où la femme porte la main à son visage, dans une pose proche de celle traditionnellement attribuée à l'expression de la mélancolie, telle que l'a représentée Albrecht Dürer dans sa célèbre gravure Mélancolie image 2, reprise par de nombreux artistes. La photographe délimite alors le cadrage : nul décor, nulle trace de la tente qui abrite la famille, mais des enfants enveloppant la figure maternelle au point de s'y fondre.

Ce cliché n'est donc pas vraiment un instantané, mais résulte d'une réflexion plastique permettant d'envisager le meilleur angle de vue pour atteindre l'efficacité visuelle et le discours dénonciateur qui est ainsi suggéré. L'image obtenue est réaliste et, en même temps, sublime la vision de cette « mère courage ». Cette maternité fait aussi écho au thème de la Vierge à l'Enfant de la peinture occidentale image 3.

Un fort impact social

L'impact de cette photographie est immédiat. Les autorités à qui elle est transmise font envoyer des vivres dans le camp de Nipoma.

Dans le même temps, Lange publie ce cliché retravaillé dans le San Francisco News. La presse populaire est alors en plein essor, et les prises de vue soumises par la photographe permettent d'informer la population et même d'infléchir l'opinion publique face aux plus démunis de la société américaine. À la même époque, John Steinbeck, dans son roman Les Raisins de la colère (1939), livre un témoignage terrible et bouleversant sur cette crise qui frappe les États-Unis.

Une icône désavouée par son modèle

La force de l'image dépasse ainsi largement l'aspect documentaire pour gagner en puissance émotionnelle. Le succès est retentissant.

Pour autant, le modèle qui a servi pour cette photographie a exprimé son amertume en 1978.

Il s'agit de Florence Owens Thompson, indienne de la tribu des Cherokees, qui vit dans une caravane grâce à des aides sociales. Elle précise : « Ma photographie est accrochée dans le monde entier et je ne peux en tirer un seul sou. » Ses traits fatigués et dignes se sont transformés en une image emblématique et quasi universelle de la souffrance qui la dépasse.

Dorothea Lange, pionnière de la photographie sociale documentaire

En accompagnant ses prises de vue de légendes et de commentaires, Lange enrichit ces archives visuelles d'informations plus intimes qui permettent de dénoncer les injustices et de faire évoluer les mentalités. En effet, dans les années 1930, la photographie est utilisée autant comme médium politique que plastique.

Avec Pare Lorentz, il est permis de penser que les photographies de Lange reproduites dans de nombreux magazines, et parmi toutes, celle-ci, figée à jamais dans cette vision de la Grande Dépression, « ont fait plus pour ces tragiques nomades que tous les hommes politiques du pays ».

Véronique Duprat-Roumier

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/migrant-mother-nipoma-california

Publié le 01/04/2020

Ressources

Le dossier pédagogique de l’exposition Dorothea Lange : politiques du visible qui s’est tenue au Jeu de Paume en 2018-2019

http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=3292

Glossaire

Composition : Manière de disposer des figures, des motifs ou des couleurs dans l’élaboration d’une œuvre.

Grande dépression : Crise économique majeure des années 1930 aux Etats-Unis puis en Europe. Depuis 1926 des signes avant-coureurs de la crise apparaissent, mais c’est le « krach » boursier de 1929 et le jeudi noir (24 octobre 1929) aux Etats-Unis qui marque le début de la Grande dépression. Marquée par un chômage de masse et un appauvrissement de la population, elle provoque un bouleversement social. Aux Etats-Unis s’organisent des « marche de la faim ». Les Raisins de la colère de John Steinbeck est le roman de la Grande dépression : celui d’une famille de pauvres paysans à travers l'Amérique. Partie des USA, la dépression touche l’ensemble du monde industrialisé.