Élève du peintre Roques à Toulouse puis du célèbre David à Paris, Ingres remporte le Prix de Rome en 1801 et séjourne en Italie à partir de 1806. Ses portraits dessinés sont vite remarqués, et son talent reconnu. Mais c'est à contrecœur qu'il se livre à cette activité, car ses ambitions le portent vers la peinture d'histoire : « Maudits portraits ! Ils m'empêchent toujours de marcher aux grandes choses. » Ce portraitiste malgré lui devient pourtant l'un des plus grands de son époque, dans la lignée de son maître David. Ingres sera sollicité par de nombreuses personnes issues de la société aisée de son temps, en particulier par des Français qui vivent à Rome.
Un vicomte amoureux
Quand Ingres peint le portrait de madame de Senonnes en 1814, celle-ci ne porte pas encore ce nom qui la rendra célèbre. Elle n'est encore que Marie Marcoz, une jeune femme issue du milieu des marchands drapiers, divorcée en 1809 de Jean Talansier, commerçant lyonnais. Elle vient de rencontrer Alexandre de Senonnes, chargé de mission de l'Empereur et amateur d'art. C'est ce vicomte, fortement épris, qui commande le portrait de sa maîtresse au peintre Ingres, probablement en 1813. L'artiste le réalise à Rome l'année suivante. Le mariage des amants aura lieu à Paris en 1815, au grand dam de la famille Senonnes qui le considère comme une mésalliance. Ceci explique vraisemblablement que les héritiers du vicomte aient délaissé, puis vendu le portrait. Le tableau est remarqué chez un marchand, et le musée des Beaux-Arts en Nantes en fait l'acquisition en 1853.
Une femme dans les derniers éclats de la mode Empire
Alors âgée de trente ans, la future madame de Senonnes regarde le spectateur, confortablement assise devant un miroir. Il existe des dessins préparatoires qui aident à saisir les étapes de réalisation de l'œuvre. Dans l'un d'eux, Ingres a notamment étudié la possibilité de faire un portrait allongé, à la manière de la célèbre
Madame Récamier de David
[ image 1 ].
Le talent du peintre éclate dans la beauté du modèle et dans la manière dont il représente ses somptueux atours. Tous les tissus sont l'occasion de démontrer une virtuosité sans pareil et une grande audace de coloris. La jeune femme porte une robe de velours cramoisi à taille haute, caractéristique de la mode Empire. La ceinture et les crevés de manches sont en satin argenté. Une guimpe de tulle transparent recouvre les épaules et le haut de la gorge, tandis qu'une collerette dite de blonde (dentelle de Caen) orne le cou
[ image b ] et le bas des manches. De nombreux bijoux ajoutent encore à la magnificence du modèle : chaînes d'or, boucles d'oreilles, une douzaine de bagues ! Un châle de cachemire, accessoire à la mode dont le peintre a su jouer dans d'autres portraits
[ image 2 ], s'étale derrière la jeune femme sur les coussins de soie jaune d'or qui la mettent en valeur. Les couches picturales sont minces, et la touche invisible. La technique est parfaite et permet de restituer avec minutie la très grande variété des textures : le velouté, le soyeux, le satiné.
Entre réalisme et idéal
À première vue, tout apparaît d'un réalisme confondant ; pourtant, Ingres prend des libertés et idéalise la figure. Madame de Senonnes est peinte en 1814, l'année de
La Grande Odalisque dont le modèle nu surprend le public par la longueur de sa colonne vertébrale, laquelle, loin de toute réalité anatomique, devient une arabesque souple et élégante
[ image 3 ]. De la même façon, Ingres allonge le corps de madame de Senonnes et simplifie les formes. Le visage est un ovale presque parfait, le bras droit, trop long, forme une courbe qui suit la douce inclinaison du corps. Ingres passe insensiblement du réel à l'idéal. Il crée une figure féminine impassible dont le regard questionne le spectateur tel un sphinx, et l'énigme reste entière. Comme l'écrit Henry Lapauze, historien de l'art actif au début du XXe siècle, grand amateur d'Ingres : « [Madame de Senonnes] a le calme apaisé d'une rare fleur épanouie sous le climat qui lui convient. »
Un étrange jeu de miroir
Le miroir situé à l'arrière-plan ne réfléchit pas la réalité. Il ne restitue qu'une partie de la nuque, du profil, du haut du torse sur un fond sombre où devrait notamment apparaître le reflet de l'artiste en plein travail. En guise de signature, Ingres a glissé dans le cadre de la glace un billet en trompe l'œil qui porte l'inscription « Ing. Roma »
[ image c ]. Le goût de la description minutieuse et les jeux de miroirs témoignent de l'intérêt qu'Ingres portait aux peintres du Nord tel Van Eyck, alors que la pureté des lignes et le calme des figures attestent son admiration passionnée pour le grand peintre de la Renaissance, Raphaël
[ image 4 ].
Devant
Madame de Senonnes, le spectateur est d'abord saisi par un rendu quasi « photographique », mais plus il s'attarde et plus son œil est retenu par les étrangetés que présente le tableau. Avec une grande audace, Ingres stylise les formes, les soumet à sa propre vision. Il échappe ainsi à tout académisme et affirme une singularité qui ne manquera pas de fasciner poètes et peintres. Charles Baudelaire écrit même à propos de ses nus et de leurs déformations anatomiques que « le beau est toujours bizarre ». Cette bizarrerie ne cessera d'inspirer notamment Pablo Picasso qui, dans le
Portrait d'Olga dans un fauteuil, exprime son admiration pour Ingres, devenant ainsi le plus ingresque des peintres modernes.