Peintre belge parmi les plus célèbres, René Magritte entre en contact avec André Breton et le groupe surréaliste à Paris en 1923. Son univers imaginaire et provocateur se construit à partir d'une réflexion sur l'interaction des mots et des images. Ses tableaux présentent de curieux calembours visuels, sortes d'équivalents en image des jeux de langage, comme nous pouvons l'observer dans
Le Modèle rouge [ image principale ] .
Imaginaire et vraisemblable
Au premier regard, Le Modèle rouge s'impose dans un style figuratif précis et réaliste. La palissade de bois à l'arrière-plan rappelle notamment les trompe-l'œil de la peinture du XVIIe siècle, technique exigeant un vrai savoir-faire comme le montre le tableau de Vaillant
[ image 1 ]. Le sol parsemé de cailloux ajoute à la vraisemblance. Pourtant, ce qui captive dans cette œuvre, c'est que l'image bascule dans l'irréel et l'énigmatique par la présence au premier plan d'une curieuse paire de souliers, à la fois pieds et chaussures. Cette manière de métamorphoser les objets n'est pas sans rappeler ce que fait, dans un autre registre, Salvador Dali avec les montres molles dans sa peinture La Persistance de la mémoire (1931). C'est Max Ernst, artiste surréaliste lui aussi, qui aurait donné l'idée de ce sujet à Magritte en lui montrant une enseigne de cordonnier en Touraine. Très inspiré par cette image, le peintre en a exécuté sept versions dans différentes techniques, à l'huile, à la gouache et en dessin, entre 1935 et 1964.
Métaphore du peintre et image poétique
Avant Magritte, Van Gogh a peint plusieurs tableaux montrant des paires de chaussures. Il s'agissait de brodequins usés et salis qu'il portait pour aller travailler en plein air dans les années 1880. Ce sujet, jugé bizarre par ses amis peintres à l'époque, s'apparente à une sorte d'autoportrait. Avec leur cuir sombre et leurs lacets, les godillots de Magritte ressemblent à ceux de Van Gogh. Mais le pied apparaît alors qu'il devrait être caché. Notre pensée associe la chaussure au pied puis à la sensation de celui-ci à l'intérieur, au contact du cuir. Ce motif rappelle les « souliers blessés » qu'évoque Arthur Rimbaud dans le dernier vers du poème Ma bohème. Le lecteur assimile les chaussures usées à la douleur née d'une marche longue et pénible.
Ceci n'est pas réel
Le titre de l'œuvre, Le Modèle rouge, désoriente et renforce le mystère, car il n'y a pas de rouge dans le tableau. S'il ne renvoie pas à la couleur, quelle idée se cache derrière le mot « rouge » ? Une coloration politique ? Cette interprétation est d'autant plus plausible que la fusion objet/pied semble dénoncer le matérialisme qui aliène l'homme. Mais la motivation la plus importante de Magritte réside dans cette affirmation : « Mes tableaux ont été conçus pour être des signes matériels de la liberté de pensée. » Sa démarche conduit donc le spectateur du tableau dans l'univers de la pensée. Les notions de signe et de langage sont au cœur de ses discussions avec André Breton, le chef de file du surréalisme. L'interaction entre mot et image a même débouché sur un article du peintre belge, « Les mots et les images », paru dans la revue La Révolution surréaliste en 1929. La réflexion de Magritte prend forme dans la peinture dès 1926 avec son fameux tableau Ceci n'est pas une pipe, où figure pourtant une pipe peinte de façon réaliste. Également intitulée La Trahison des images, l'œuvre illustre l'idée qu'un objet peint n'a de réalité que par la pensée.
Une pensée horrible
Suivant le modèle de Dada auquel il succède, le surréalisme puise son inspiration dans la littérature et entretient un esprit de révolte et de provocation. Lors d'une conférence en 1938, Magritte a expliqué : « Le problème des souliers démontre combien les choses les plus barbares passent, par la force de l'habitude, pour être tout à fait convenables. On ressent, grâce au Modèle rouge, que l'union d'un pied humain et d'un soulier en cuir relève en réalité d'une coutume monstrueuse. » La prise de conscience que la chaussure est fabriquée avec une peau d'animal provoque un malaise. Progressivement, l'idée peut naître dans notre esprit que les chaussures sont en peau humaine. Magritte trouble nos sens et nos émotions comme le font ses collègues surréalistes. Meret Oppenheim, par exemple, a créé en 1936 une sculpture qu'elle a intitulée Le Déjeuner en fourrure, composée d'une tasse, de sa soucoupe et d'une cuillère fabriquées avec de la fourrure. L'ensemble est inutilisable et provoque même une sorte de malaise. Plus récemment et de manière crue et directe, l'artiste Jana Sterbak va plus loin en 1987 avec une œuvre intitulée Vanitas,
Robe de chair pour albinos anorexique, composition faite de steaks de bœuf cousus. Comme Magritte avant elle, l'artiste confronte le spectateur à une vision d'horreur et à la barbarie.