Le pilier des Nautes
Le pilier des Nautes
Dieu à la tête surmontée de bois de cerf, assis en tailleur, portant un torque autour du cou et tenant deux serpents à tête de bélier. Deux visages minuscules sont visibles de chaque côté de sa tête.
Auteur
Dimensions
Provenance
Technique
Matériaux
Datation
Lieu de conservation
Le plus ancien monument de Lutèce daté avec précision.
« Sous Tibère César Auguste, à Jupiter très bon, très grand, les Nautes du territoire des Parisii, aux frais de leur caisse commune ont érigé [ce monument]. »
En 1711, des travaux menés sous le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Paris ont permis de mettre au jour cinq blocs sculptés [ image principale ] remployés dans un mur daté du Bas-Empire. Chaque bloc, en calcaire de Saint-Leu, porte des bas-reliefs sur quatre de leurs côtés. Dimensions, matériau et style indiquent qu’ils composent un même monument : un pilier de section carrée, mesurant 5 mètres de hauteur environ, décoré sur ses quatre faces et composé de quatre dés superposés. Une statue de Jupiter surmontait peut-être l’ensemble.
Sauf dans un cas où la superposition de deux blocs permet de former des images entières, il ne subsiste de chaque bas-relief que la partie supérieure. En effet, le pilier a été démantelé et les blocs retaillés pour servir à une nouvelle construction, probablement au IIIe siècle, lorsque la ville se replie sur l’île de la Cité pendant les invasions barbares.
Ce pilier se dressait-il originellement sur l’île de la Cité, ou bien sur la rive gauche de la Seine ? Aucun indice ne permet d’avancer une hypothèse.
La dédicace en latin [ détail b ] permet de dater le monument avec précision du règne de Tibère (14-37 ap. J.-C.) et d’en connaître les commanditaires, les Nautes des Parisii.
De riches armateurs gaulois
Si des pièces de monnaie retrouvées dans la Seine attestent que le peuple gaulois des Parisii occupait le site de la future Lutèce gallo-romaine, des recherches récentes ont permis de localiser leur oppidum sous l’actuelle ville de Nanterre. C’est l’empereur Auguste (27 av. J.-C. – 14 ap. J.-C.) qui est à l’origine de la vaste expansion de la cité sur la rive gauche de la Seine, suivant le plan en damier des villes romaines. Parallèlement, différents îlots avaient été réunis pour former l’actuelle île de la Cité. Une partie des quais de débarquement et des entrepôts de stockage utilisés par les Nautes ont été repérés sous le parvis de la cathédrale Notre-Dame.
Les Nautes (du grec ναύτης, qui signifie marin), riches armateurs propriétaires de barges de transport, formaient une corporation de grands entrepreneurs de transport fluvial. Biens de consommation, matériaux de construction et marchandises diverses transitaient déjà sur la Seine bien avant la conquête romaine en 52 av. J.-C. cette dernière a considérablement intensifié le trafic que contrôlaient les Nautes des Parisii.
Comme celles des naviculaires sur la mer et celles des utriculaires sur les rivières, une corporation comme celle-ci trouvait de grands profits en travaillant aussi pour Rome [ image 1 ]. Des avantages substantiels leur étaient alors accordés : primes, faveurs personnelles, octroi du droit de cité romain, dispense de charges municipales par exemple. Moins d’un demi-siècle après la conquête, l’un des rares privilèges concédés par l’empereur était l’autorisation de détenir une force armée pour assurer la protection des bateaux et de leur chargement. C’est cette prérogative qui a suggéré l’identification de Nautes parmi les personnages figurant armés sur le pilier.
En érigeant ce monument à Jupiter « aux frais de leur caisse commune », la puissante corporation des Nautes parisiens affichait sa prospérité tout autant que sa loyauté et une opportune gratitude envers la puissance romaine.
« À figuration romaine, légende en latin, à figuration indigène, légende en gaulois. » (M. Lejeune.)
Hormis la certitude de leur superposition, la disposition originelle des blocs reste hypothétique. On peut cependant imaginer que le dé portant la dédicace se situait à une hauteur qui en permettait la lecture.
Les reliefs représentent des divinités gauloises et romaines, identifiées par leurs attributs et des inscriptions en latin et en langue gauloise notée en alphabet latin. Figurent aussi des personnages armés, les uns barbus, les autres imberbes, formant une procession. Tous se côtoient selon une logique qui échappe encore à toute interprétation.
Le bloc aux quatre divinités
Sur le bloc aux quatre divinités, Castor est identifié par son nom et par ses attributs traditionnels, le cheval et la lance [ détail c ]. Son jumeau Pollux se reconnaît par des attributs semblables, même si l’inscription qui lui était associée a disparu [ détail d ]. Appelés Dioscures, ces deux personnages étaient les fils de Jupiter et de Léda et symbolisaient le courage et l’amour fraternel. Divinités guerrières et liées à la chasse, ils étaient toujours représentés en vis-à-vis sous les traits de cavaliers accompagnés de leurs chevaux blancs, cadeaux de leur père. Contrairement à Pollux, Castor était mortel et fut tué pendant un combat. Pollux, inconsolable, implora Jupiter celui-ci lui donna le choix entre l’immortalité ou le partage de la vie avec son frère. Les jumeaux passaient donc la moitié de leur temps aux Enfers, et l’autre sur l’Olympe avec les dieux.
Sur ce dé, Castor et Pollux voisinent avec deux divinités gauloises, Smertrios [ détail e ] et Cernunnos [ détail f ]. Ces personnages sont identifiés par des inscriptions partiellement effacées : « SMER[…] » et « […]ERNUNNOS ».
Dans un rôle de protecteur, Smertrios, Hercule gaulois, s’apprête à écraser un serpent avec sa massue.
Cernunnos, le dieu cornu – c’est le sens de son nom –, est quant à lui figuré chauve, barbu, doté d’oreilles animales et de bois de cerf d’où pendent des torques, colliers rigides typiquement celtes. La partie inférieure de son corps est facilement imaginable car il est traditionnellement assis en tailleur. Ce dieu, beaucoup plus figuré que Smertrios, peut tenir dans ses représentations [ image 2 ] divers attributs : torques, serpents, serpents à tête de bélier, bourse contenant des pièces. Faute de textes précisant ses attributions, les spécialistes l’assimilent à un dieu de la nature, maître des animaux, un dieu de la prospérité, de la fécondité et du renouveau – à condition que ces diverses représentations soient correctement interprétées.
Le dé de Jupiter
Le bloc dit de Jupiter est le seul dé complet du pilier. Identifié par son nom au génitif, « IOVIS » (« [image de] Jupiter »), le dieu majeur du panthéon romain est appuyé sur un long sceptre et porte le foudre [ détail g ]. Son aigle est posé à ses pieds.
Son fils Vulcain, « VOLCANUS », est représenté en tant que dieu des forges [ détail h ]. Vêtu d’une courte tunique et d’un bonnet de cuir, il tient un marteau et une pince.
Ésus, identifié par l’inscription qui le surmonte, est figuré abattant ou élaguant un arbre avec une serpe [ détail i ]. Sans grande certitude, les spécialistes y voient un dieu bûcheron. Un auteur romain, qui ne précise malheureusement pas les fonctions d’Ésus, affirme que seuls des sacrifices humains apaisaient le dieu.
Derrière un autre arbre se tient un taureau, sur le dos et la tête duquel sont perchés trois échassiers [ détail j ]. Cette parfaite illustration de l’inscription « TARVOS TRIGARANUS » (« le taureau aux trois grues ») fait allusion à un mythe à jamais perdu.
La pierre aux huit divinités
Si Mars [ détail k ], Mercure [ détail l ], Vénus [ détail m ] et Fortuna [ détail n ] ont été aisément identifiés sur la pierre aux huit divinités, leurs compagnes et compagnons sont difficilement reconnaissables les reliefs sont en effet très abîmés et les inscriptions caractérisant les personnages ont presque totalement disparu.
Le bloc de la dédicace
Sur le bloc de la dédicace, les personnages armés de lances et de boucliers sont traditionnellement identifiés comme des Nautes.
Les premiers, moustachus et barbus, sont désignés par l’inscription « EURISES », terme gaulois pouvant diversement signifier « dédicants » ou « les plus âgés » [ détail o ].
De même, sans certitude, les spécialistes ont vu un élément de navire ou bien l’entrée d’une enceinte dans cette curieuse arche qui se dresse devant le personnage de droite [ détail p ]. Les figures imberbes seraient donc des Nautes plus jeunes. Plus récemment, cette interprétation a été remise en question. Il s’agirait plutôt de dieux gaulois secondaires combattants, ou pour le moins de héros.
Ils se dirigent vers deux personnages dont l’un au moins est paré de vêtements féminins, sans doute des divinités également indigènes [ détail q ]. L’inscription partielle « SENANT […] » est-elle à lire comme la racine sen, qui peut indiquer la vieillesse ou faire allusion aux gallisenae, les vierges prêtresses des navigateurs ? Il s’agit assurément de l’illustration d’un mythe oublié.
En partie pour éviter la vulgarisation d’un savoir secret réservé à leur caste, les druides, gardiens de la religion celte, ont limité l’usage de l’écriture en général et ont formellement interdit d’enregistrer par écrit tout ce qui relevait de la religion. C’est pourquoi aucun récit de mythologie gauloise ne nous est parvenu, ou seulement via des témoignages grecs ou romains qui tentent des rapprochements entre les différents dieux. Ainsi, dans la Guerre des Gaules, César présente les premières correspondances entre les dieux romains et les dieux des populations celtes qu’il combat alors, identifications principalement fondées sur les fonctions de ces divinités. Cette pratique est communément appelée interpretatio romana dans les études modernes.
Cette correspondance n’est pas imposée après la conquête de la Gaule par les autorités religieuses et n’entraîne aucune modification des pratiques cultuelles.
Elle ne permet cependant pas une meilleure compréhension du pilier des Nautes. On peut seulement y voir le superbe témoignage d’une Pax Romana tolérante où, sur un même monument, dieux indigènes et divinités romaines voisinent en bonne intelligence.
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Mots-clés
Sandrine Bernardeau
Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/le-pilier-des-nautes
Publié le 17/03/2015
Ressources
Le pilier des Nautes vu par l’émission <em>D’art d’art !</em>
http://www.dailymotion.com/video/x2dvmnn_le-pilier-des-nautes-d-art-d-art_creation
Présentation du pilier des Nautes sur le site du musée de Cluny
http://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/pilier-des-nautes.html
Reconstitution graphique du pilier des Nautes
Un autre pilier : le pilier de Saint-Landry (<small>II</small><sup>e</sup> siècle ap. J.-C.), sur le site du musée de Cluny
http://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/pilier-de-saint-landry.html
Un autre pilier : le pilier du pont au Change (<small>I</small><sup>er</sup> siècle ap. J.-C.), sur le site du musée d’Archéologie nationale
http://www.musee-archeologienationale.fr/objet/pilier-orne-sur-quatre-faces-rosmerta
Une autre interprétation des « Nautes » du pilier des Nautes
http://www.cairn.info/revue-archeologique-2005-2-page-315.htm
Visiter la crypte archéologique de Notre-Dame de Paris
Glossaire
Bas-relief : Type de sculpture en deux dimensions. Le matériau est creusé afin que la forme souhaitée apparaisse en épaisseur par rapport au fond.
Jupiter : Roi des dieux pour les Romains, vénéré sous le nom de Zeus par les Grecs.
Attribut : Objet, animal ou figure systématiquement associé à un personnage (dieu, saint, héros, figure allégorique…). Il est tenu, porté ou juxtaposé. L’attribut fait souvent allusion de manière emblématique à un épisode marquant de sa vie ou de sa légende, ou bien à son essence ou à sa fonction. L’attribut permet de le reconnaître.
Celtes : Populations de l’âge du fer qui ont occupé une partie de l’Europe de l’Ouest, notamment la Gaule, dans la seconde moitié du premier millénaire avant J.-C. Leur culture s’efface peu à peu du fait de la conquête romaine, mais perdure dans les îles Britanniques jusqu’au début du Moyen Âge. Aujourd’hui encore, il en subsiste des traces.
Gallo-romain : Pour la France, l’époque gallo-romaine est la période qui va de la conquête de la Gaule par Jules César (52 av. J.-C.) à celle des Francs (Ve siècle).
Héros : Dans la Grèce antique, personnage le plus souvent issu de l’union d’une divinité et d’un mortel auquel on prête des aventures exceptionnelles. Associé à la vie locale, un culte est rendu sur son tombeau.
Mortel : Par opposition aux dieux, les êtres humains sont mortels.
Olympe : Dans la mythologie grecque, montagne où demeurent les dieux.
Thermes : Bains publics.