D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Gauguin Paul

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?

Auteur

Dimensions

H. : 139,1 cm ; L. : 374,6 cm

Provenance

Technique

Peinture

Matériaux

Huile sur toile

Datation

1897-1898

Lieu de conservation

États-Unis, Boston, museum of Fine Arts (MFA Boston)

En quoi ce chef-d’œuvre de Gauguin est-il symboliste ?

En 1895, Paul Gauguin est de retour à Tahiti pour son second séjour. Il a quitté Paris et la Bretagne, mais il est déçu, à son arrivée à Papeete, de trouver l’effet néfaste de la colonisation sur la population locale image 7. Dès le mois de novembre, il s’installe dans le petit village côtier de Punaauia, au sud de la capitale. C’est là qu’il peint son chef-d’œuvre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? image principale.

Une réflexion sur le destin humain

Au cours des derniers mois de 1897, l’état de santé physique et psychologique de Gauguin s’est dégradé, comme l’atteste la teneur de ses lettres. Sa fille Aline est morte sans qu’il l’ait revue, et il pense au suicide. Il décide alors de concevoir une toile qui serait comme son testament artistique et une synthèse de toutes ses recherches. La peinture, contrairement à la tradition occidentale, se lit de droite à gauche. Elle se divise en trois parties. Une lettre très explicite de Gauguin à son ami Daniel de Monfreid permet de bien identifier les douze personnages et les animaux de la toile.

À droite, en bas, on remarque trois femmes assises à côté d’un bébé endormi détail b. Cette partie correspond à la première question que pose Gauguin : « D’où venons-nous ? », évoquant les origines de la vie.

Au centre du tableau détail c se tient une figure androgyne qui cueille un fruit mûr dans un arbre qui rappelle l’arbre de la connaissance de la Bible. Juste derrière elle, une Tahitienne à la couleur de peau identique, que le peintre a voulue monumentale, se tourne vers deux personnages en « robe mission » – une robe imposée par les protestants pour habiller les jeunes filles tahitiennes, symbole de la science et de l’érudition image 1. Cette section correspond à la deuxième question : « Qui sommes-nous ? » ; une manière d’interroger la nature humaine et spirituelle.

À l’extrémité gauche de la toile détail d à l’opposé du bébé qui dort, une vieille femme est accroupie dans une sorte d’isolement psychique. De désespoir, elle tient sa tête dans ses mains. Cette figure symbolise la troisième question du peintre : « Où allons-nous ? » L’oiseau blanc, à ses pieds, évoque le corbeau du poème d’Edgar Poe intitulé The Raven, dans lequel le volatile prend la parole. Dans le tableau de Gauguin, il suggère « l’inutilité des vaines paroles », comme l’artiste le précise dans sa lettre à son ami Daniel. Contrastant avec cette image de la vieillesse et de la mort, une jeune fille ravissante et sensuelle est assise à ses côtés.

Derrière elle, une idole bleue inquiétante représente Hina, la déesse de la Lune chez les Tahitiens détail e. Elle lève les bras et nous indique l’au-delà. On note la présence de nombreux animaux, comme le daim, motif sacré du bouddhisme ; un chien en partie tronqué détail b, des chats, des oies détail f. On peut les interpréter comme des symboles de la création du monde et du paradis originel.

De retour à Tahiti et jusqu’à la fin, Gauguin traduit dans ses tableaux un questionnement métaphysique et une quête spirituelle. Celui-là en présente une vision inspirée particulièrement par le Paradis perdu du poète anglais John Milton, par la Bible et par le mythe de l’état naturel de l’homme qu’évoque Jean-Jacques Rousseau.

Sources d'inspiration

Certaines sources sont l’objet d’emplois récurrents dans l’œuvre de Gauguin. Les reproductions photographiques emportées avec lui à Tahiti sont d’abord des motifs qu’il s’approprie et qu’on retrouve dans son travail, sous de nouvelles formes et avec des sens différents. Ainsi, deux photographies de fragments décoratifs du temple javanais de Borobudur deviennent des modèles de personnages dans plusieurs de ses toiles. Dans D’où venons-nous ?, les poses du couple féminin sur la droite sont empruntées à celles de disciples de Bouddha dans cette série de reliefs de Borobudur image 2.

La figure centrale a un aspect de sculpture primitive. Son visage pourrait évoquer certains masques des Indiens d’Amérique ou les effigies en pierre de l’île de Pâques. Elle symbolise l’innocence bientôt perdue à cause du fruit de la connaissance. Sa présence rappelle Adam, mais aussi l’homme dans son état de nature de Rousseau. Sa posture amalgame des iconographies européenne et asiatique. On pense que Gauguin s’est inspiré d’un dessin conservé au Louvre et attribué à Rembrandt image 3. Ce faisant, il conjugue la pose du dessin de Rembrandt à la pesanteur monumentale et délicatement ondoyante du bodhisattva de Borobudur.

Sculpture et objets ethnographiques

Dès son premier séjour à Tahiti en 1891, Gauguin est en quête de l’héritage polynésien. Il accumule les documents, les dessins et les études. Il se met à apprendre la langue tahitienne. Dans D’où venons-nous ?, on note la présence d’une idole. Il s’agit d’une statue représentant la déesse Hina de façon réinventée. Debout sur un socle, la divinité dérive de celles ornées de fleurs que l’on rencontre communément dans la sculpture bouddhiste. Cette figure du panthéon tahitien occupe une place de choix dans l’œuvre peinte et sculptée de Gauguin image 4.

Quant à la figure de la vieille femme, son expression de désespoir et son attitude recroquevillée sont empruntées à une momie chachapoya du Pérou que Gauguin avait vue au musée de l’Homme, à Paris.

Cette toile monumentale est le plus grand tableau de Gauguin. Les personnages s’ordonnent à la façon d’une frise selon un rythme majestueux et calme. L’artiste explore la puissance émotionnelle et symbolique de deux couleurs majeures, le bleu et le jaune. Dans son Traité des couleurs publié en 1810, Goethe invite les peintres à délaisser le blanc et le noir pour travailler l’ombre et la lumière, au profit du bleu et du jaune qui pénètrent plus profondément dans le corps et provoquent des émotions. Comme Gauguin, Van Gogh, Odilon Redon image 5 ou encore Kandinsky utilisent cette théorie. Les figures se détachent sur un fond de paysage sombre conçu uniquement avec des tons de bleu et de vert Véronèse, complétés par quelques rehauts de rouge éclatant.

Certains corps dorés font écho aux angles supérieurs. L’or, chez les primitifs, Giotto par exemple, évoque la lumière et l’éternité. L’œuvre apparaît comme un fragment de fresque qui aurait été appliqué sur un mur d’or. L’usage de ces deux couleurs primaires si contrastées confère à la toile un aspect mystérieux et sacré. L’« heure bleue », le format en largeur et les personnages sacrés dans ce chef-d’œuvre font penser à l’atmosphère des fresques symbolistes de Puvis de Chavannes, pour qui Gauguin nourrit une grande admiration image 6.

Une œuvre énigmatique symboliste

Après avoir quitté Tahiti en juillet 1898, la grande toile est exposée à Paris à la galerie Vollard en novembre de la même année. Elle est accompagnée de huit tableaux plus petits qui reprennent des détails de la toile principale. Natanson, le directeur de la Revue Blanche, estime que le symbolisme contenu dans D’où venons-nous ? est impénétrable.

Le sens de ce tableau insaisissable est resté obscur aux yeux de beaucoup de contemporains de l’époque. Cette œuvre est en fait une création syncrétique, conforme à l’esprit de la théosophie que Gauguin avait découverte en fréquentant les nabis Sérusier et Ranson. Le peintre a été élevé dans la religion catholique mais, devenu adulte, il la remet en cause et la compare avec d’autres traditions, notamment la tradition bouddhiste.

Installé à Tahiti, il accorde à la spiritualité une attention renouvelée et considère le christianisme comme dévoyé. Il pense que toutes les religions sont équivalentes et recèlent une vérité commune, la spiritualité. Au travers de ce chef-d’œuvre, Gauguin exprime son aspiration à une spiritualité universelle. Lors de son premier voyage, l’artiste avait la volonté de régénérer son art au contact de la terre tahitienne. Il y voyait un paradis loin de la civilisation et de l’ère industrielle. Néanmoins, il reste impuissant face à ses interrogations, et le paradis qu’il était venu chercher semble perdu à tout jamais.

Marie-Louise Schembri

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/dou-venons-nous-que-sommes-nous-ou-allons-nous

Publié le 10/12/2024

Ressources

Dossier pédagogique de l’exposition « Gauguin l’alchimiste » au Grand Palais (octobre 2017 – janvier 2018)

https://www.grandpalais.fr/pdf/Dossier-Pedagogique-GAUGUIN.pdf

Glossaire

Bodhisattva : Bouddha en devenir, le bodhisattva a pris un caractère divin dans le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyana) et le bouddhisme ésotérique. Parmi les bodhisattvas importants, Avalokiteçvara, le bodhisattva de la compassion, est vénéré à l’époque de Jayavarman VII sous le nom de Lokeçvara. Il peut avoir jusqu’à huit bras. Son équivalent féminin est Târâ. Dans les chapelles des hôpitaux était vénéré le bodhisattva de la médecine, Bhaishajyaguru.

Symbolisme : Mouvement littéraire et artistique de la fin du XIXe siècle dont les adeptes préféraient l’évocation du monde de l’esprit à la description de la réalité.

Syncrétisme : Le mot syncrétisme désigne le plus souvent la fusion de différentes religions ou cultures. Au XIXe siècle, le syncrétisme désigne  plus particulièrement un courant de pensée empruntant des éléments aux religions et spiritualités connues  et établissant des analogies entre elles.

Théosophie : Philosophie ésotérique dont les adeptes se regroupent en société à New York à la fin du XIXe siècle, avant d’essaimer en Europe. Elle repose sur une approche syncrétique des religions et sur une certaine fascination pour les croyances orientales telles que la réincarnation.

Nabi : Mot d’origine hébraïque signifiant « prophète ». Il désigne un groupe d’artistes postimpressionnistes, à la recherche d’une peinture nouvelle. Rassemblés à partir de 1888 autour de Paul Sérusier, les nabis partagent une esthétique faite de formes épurées, d’aplats de couleur, de contours, et parfois un certain sens du symbolisme et de la religiosité. Par ses écrits, le peintre Maurice Denis ne tarde pas à en devenir le théoricien. Sa formule, « un tableau […] est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », traduit bien l’esprit de synthèse qui anime les nabis.

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