La Fontaine Stravinsky Niki de Saint Phalle Tinguely Jean
La Fontaine Stravinsky
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Lieu de conservation
Qu’est-ce qu’un paysage urbain ? Une œuvre doit-elle être dans un musée ?
Au cœur de Paris, nichées entre le monumental Centre Georges-Pompidou et l'église médiévale Saint-Merri, des sculptures-fontaines fantasques et colorées tournent sur elles-mêmes et propulsent de l'eau en jets désordonnés. Les couleurs brillent, l'eau ruisselle, et les reflets dansent [ détail m ]. Le clapotis de l'eau et les chuintements des machines couvrent le bourdonnement de la ville, et le passant peut s'asseoir sur les bords du bassin. Le couple Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely est l'auteur de cette mise en scène joyeuse et ludique dédiée au compositeur Igor Stravinsky (1882-1971), dont la place porte le nom.
Un hommage haut en couleur
Dans cet environnement urbain et gris, la fontaine Stravinsky attire par les couleurs éclatantes des sculptures de Niki de Saint Phalle. Celle-ci leur a donné des formes immédiatement reconnaissables : un cœur [ détail b ], un chapeau [ détail c ], un serpent [ détail d ], une sirène [ détail e ] ), un éléphant [ détail f ] et deux oiseaux – un rossignol [ détail g ] et le second, plus grand, qui porte une couronne de plumes dorées [ détail h ].
Le contraste avec les machines de Tinguely est saisissant : ses automates sont faits de plaques, tiges et rouages métalliques peints en noir. Le passant reconnaîtra principalement une clef de sol [ détail i ] ), une spirale, une corne d'abondance [ détail j ].
Les artistes ont réalisé ensemble « L'Amour » [ détail k ] – des lèvres rouges – et « La Mort » [ détail l ] – un crâne en équilibre sur un échafaudage bancal. Là encore des filets d'eau jaillissent, les uns faisant briller la chair des lèvres, les autres ornant le sommet lisse du crâne d'un toupet dérisoire !
Un carrousel enchanté
Le passant remarque d'abord la simplicité des formes, l'humour potache (l'eau qui jaillit des seins-ballons de la sirène ou du crâne, le dandinement de la grenouille), les références au carnaval (le chapeau de clown, le serpent crachant de l'eau qui n'atteint personne) et l'allusion macabre (la tête de mort).
Quiconque regarde plus attentivement verra combien cette fantaisie est placée sous la protection du grand oiseau bariolé couronné de sept plumes d'or. Ailes déployées, celui-ci fait face à l'animation générale puis tranquillement, majestueusement, il tourne sa belle stature d'un côté puis de l'autre... tel un chef d'orchestre... [ détail n ] ), tel l'Oiseau de feu qui, dans le ballet de Stravinsky, contemple la joie de ceux qu'il a délivrés des ténèbres. En 1910 cette pièce, inspirée d'un conte populaire russe, avait conquis Diaghilev et le Tout-Paris par sa vitalité poétique elle avait lancé la carrière du compositeur. La fontaine recrée l'instant magique où, dans le final, la vie l'emporte sur la peur et le mal.
Tinguely dira avoir aussi évoqué le jazz, genre musical qui bouleversa Stravinsky vers 1914. Une des sculptures s'appelle Ragtime [ détail o ], en hommage à la composition éponyme commencée en 1917 et achevée l'année d'après, à la fin de la Grande Guerre. À la mécanique des rouages dont le tic-tac évoque la fuite inexorable du temps, l'artiste oppose le jaillissement instantané de l'eau.
Le cinétisme ou l'art du mouvement
L'image de la joie de vivre s'impose au moment où les automates s'animent et où l'eau devient feu d'artifice. L'effet est tel qu'il arrête même les passants pressés ! Les photographies ne peuvent rendre cette dynamique essentielle dans cette œuvre.
La fontaine Stravinsky peut être qualifiée d'ouvrage cinétique, c'est-à-dire qui intègre le mouvement. Les débuts du cinétisme sont contemporains des œuvres de jeunesse de Stravinsky : en 1913, Marcel Duchamp fixe une roue de bicyclette sur un support et la fait tourner (Tinguely et Niki de Saint Phalle sont des familiers de Marcel Duchamp). En 1930 Alexander Calder qualifie ses Mobiles de « peinture en mouvement ». Les œuvres de Tinguely s'inscrivent dans cette démarche : elles racontent l'évolution de la société urbaine et industrielle de l'après-guerre, et (dé)montrent le mouvement mécanique, la force de l'eau, et leurs effets dans la lumière, dans l'espace et dans l'air (des sons se font entendre). La fontaine créée par Tinguely à Bâle sans Niki de Saint Phalle (Fasnachtsbrunnen, « fontaine du Carnaval », 1975-1977) annonce celle de la place Stravinsky.
Les « Bonnie and Clyde de l'Art »
Ce surnom, donné par leurs amis et repris par la presse au début des années 1960, attestent leur complicité de couple et de créateurs. « Avec Tinguely, on se renvoyait sans arrêt la balle », a-t-elle dit. Hon (en français « Elle »), une nana de 28 mètres de long construite à Stockholm en 1966, est leur première œuvre monumentale commune, et de nombreuses autres suivront dont le célèbre Jardin des Tarots (Toscane, Italie). Dans l'antre de Tinguely à La Verrerie (canton de Fribourg, Suisse), un gigantesque Oiseau de feu de Niki veille sur les mécanismes du sculpteur-assembleur.
Tinguely avait voulu que la fontaine soit une œuvre commune, les deux artistes partageant la même vision de l'art : l'œuvre doit sortir des musées pour entrer dans la vie des citadins, transformer leur quotidien en favorisant les échanges au-delà des intentions de l'artiste, toute création est une ouverture à l'autre. La prise en compte du spectateur est une intention forte dans la communauté artistique au début des années 1970.
Enfin l'association des deux artistes montre la complémentarité des contraires : les assemblages métalliques et sombres du sculpteur composent avec les formes pleines et les couleurs Pop' Art de la plasticienne ils se valorisent mutuellement, tout comme la fontaine donne vie aux façades de pierre de la place.
Un enjeu urbanistique
Le projet de la fontaine est né de la nécessité de rendre attractif un espace piétonnier vide, entouré des hauts murs de l'église et des immeubles, et écrasé par la masse du Centre Georges-Pompidou. Les contraintes étaient celles d'un ouvrage de plein air (des matériaux résistants, un périmètre sécurisé) et situé au-dessus des locaux de l'Ircam, centre dédié à l'étude de la musique. Le bassin a été isolé du sol afin que les vibrations des sculptures et de l'eau ne perturbent pas l'acoustique des salles souterraines.
Les artistes garderont un souvenir ému de la commande : elle honore un musicien dont tous deux appréciaient l'audace et la vitalité, elle répond à leur envie de partage et de convivialité, elle offre un décor théâtral et joyeux à la ville. Dans un esprit de partage avec le grand public, elle contribue à faire sortir l'art contemporain des murs de son musée tout proche.
En 2011, la municipalité a demandé au street-artist Jef Aérosol d'habiller un des pignons aveugles donnant sur la fontaine. Depuis, un gigantesque pochoir, Chuuuttt [ détail p ], couvre le mur : il montre l'artiste portant un doigt à la bouche pour demander le silence. L'art est à portée de tous… chacun peut venir s'asseoir près de la fontaine Stravinsky et prendre le temps d'écouter sa chanson.
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Caroline Dubail Letailleur
Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/la-fontaine-stravinsky
Publié le 26/01/2016
Ressources
Le MOOC art urbain, ouverture prévue le 20 novembre 2023
Atelier Haligon
Centre Georges Georges-Pompidou - musée d’Art moderne
Dossiers pédagogiques des expositions du Grand Palais - Niki de Saint Phalle (2014-2015) - Dynamo (2013)
http://www.grandpalais.fr/fr/article/tous-nos-dossiers-pedagogiques
Le Cyclop à Milly-la-Forêt
Le musée d’Art moderne art contemporain de Nice (MAMAC) Donation Niki de Saint Phalle (2001)
http://www.mamac-nice.org/francais/collection/donation/stphalle_oeuvre.html
The Niki Charitable Art Foundation
Glossaire
Art contemporain : Période qui commence après la Seconde Guerre mondiale et continue aujourd’hui.
Danse
serpent
Nouveau Réalisme (1960-1970) : Mouvement anti-abstraction prônant une critique du monde contemporain. Jean Tinguely, Arman, Yves Klein, Martial Raysse, Niki de Saint Phalle... en font partie.
Pop’ Art (1950-1970) : Mouvement rassemblant des artistes explorant les sujets liés à la société de consommation, particulièrement le phénomène de l’image publicitaire.
Igor Stravinsky (1882-1971) : Compositeur et chef d’orchestre né en Russie, il prend la nationalité française en 1934, puis américaine en 1945.
Hon : Sculpture monumentale réalisée par Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt. L’œuvre étant éphémère, il n’en subsiste plus que des photos et la tête de la femme (musée d’Art moderne de Stockholm).
Ircam : Institut de recherche et de coordination acoustique-musique. Pierre Boulez, chef d’orchestre et alors directeur de l’Ircam, avait le premier proposé à Tinguely le projet d’un décor en hommage à Stravinsky sur la place vide.