Deux hommes, plus grands que nature, sont assis côte à côte sur une pierre dans un paysage aride et minéral. Leur costume citadin contraste avec le caractère sauvage du décor. La proximité des corps et l'attitude familière du bras de l'un passé sur les épaules de l'autre laissent supposer qu'il existe entre eux une certaine intimité. La présence de la lettre et du livre posé par terre à droite teinte le tableau d'une couleur littéraire. Bien que les visages ne soient pas les leurs, on a voulu voir dans cette œuvre l'évocation de l'amitié entre Picasso et l'écrivain Guillaume Apollinaire image 1. C'est peu après son arrivée à Paris, dans les années 1900, que le peintre rencontre le poète qui, en tant que critique d'art, écrira bientôt des articles sur son œuvre. Le tableau, exécuté plusieurs années après la mort d'Apollinaire, survenue en 1918, pourrait être un hommage posthume.
Le matador, un sujet lié à l'Espagne
Originaire d'Espagne, Picasso assiste régulièrement à des corridas, spectacles populaires dans son pays natal, au cours desquels un homme, le matador, lutte contre un taureau dans l'arène jusqu'à la mort de l'animal, tué d'un coup d'épée dans le cou. Difficile de reconnaître ici un matador tant le personnage est déformé : les deux yeux sont superposés dans un visage en partie vert ; une forme blanche, ponctuée de deux points noirs pour les narines, suggère le nez ; en dessous, la bouche est peinte comme si elle était vue de profil. Les bandes noires en forme de virgule évoquent les favoris, barbe recouvrant partiellement les joues. À gauche du visage, une main difforme tient un cigare d'où s'échappent des volutes de fumée. À droite, sur les cheveux, le quadrillage orange fait allusion à la résille, accessoire de chevelure porté par les matadors. C'est le seul détail, avec l'épée, caractéristique de la fonction du personnage. Ce thème typiquement espagnol ramène le peintre vers ses racines alors qu'il est installé en France depuis soixante-dix ans.
Picasso et ses maîtres
Tout au long de sa vie, Picasso se confronte aux peintres qui l'ont précédé. Les visages sphériques de Picasso et Apollinaire, ainsi que l'arête du nez dans le prolongement du front, rappellent les œuvres d'autres artistes français, parmi lesquels Poussin image 2 et Ingres image 3. À partir des années 1950, Picasso peint des séries inspirées par des chefs-d'œuvre de l'art occidental, comme Le Déjeuner sur l'herbe de Manet image 5. Loin d'être de simples copies, ces œuvres image 6 sont de véritables réinterprétations, ainsi qu'en témoignent les nombreuses déformations que le peintre impose à ses modèles. Même s'il ne fait pas référence à une œuvre précise, Le Matador, qu'il peint à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, est encore imprégné du souvenir de Vélasquez et de Manet. De Vélasquez, car le costume avec le col et les manchettes de dentelle, bien que sommairement décrit, évoque celui des nobles espagnols du XVIIe siècle. De Manet, car le thème du matador et de la corrida revient souvent dans son œuvre. Se confronter aux maîtres du passé est un moyen pour Picasso d'évaluer la force de sa propre créativité.
Une œuvre placée tout entière sous le signe de la rupture
Difficile d'imaginer que ces deux peintures sont l'œuvre d'un même artiste. Et pourtant, à elles deux, elles montrent l'étendue du travail de Picasso et les perpétuels changements stylistiques qui le caractérisent. Picasso a ouvert les portes d'un art sans a priori, exécuté sous l'emprise de pulsions émotionnelles, s'affranchissant des règles en vigueur depuis cinq siècles dans les arts plastiques d'Occident. Laissant de côté la virtuosité d'exécution acquise dès l'adolescence, il rompt avec une tradition qui plaçait la perfection technique dans la précision des détails et la régularité du dessin. En 1907, sous l'influence de l'art africain, il décrit des personnages à la fois de face et de profil, transgressant le principe de représentation d'un motif selon un seul point de vue. Il donne ainsi naissance, avec Les Demoiselles d'Avignon image 7, au mouvement artistique que l'on appelle le cubisme. Après la Première Guerre mondiale, à une époque qui correspond dans sa vie personnelle à un moment d'harmonie couronné par son mariage avec Olga image 4, Picasso revient à une figuration plus classique, dont Picasso et Apollinaire offre un magnifique exemple. Dans les années 1930, il reprend à nouveau sa liberté dans la représentation du corps humain, ce dont témoigne Le Matador à la fin de sa vie. Picasso décompose et reconstruit l'anatomie au fil de ses humeurs, de ses amours et de ses émotions image 8.
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Apollinaire : Poète et critique d’art français (1880-1918) issu du symbolisme qui introduit une rupture dans la littérature en faisant dialoguer les lettres et les formes propres aux arts plastiques. Proche des peintres de son temps comme Picasso, il joue un rôle essentiel dans la théorisation du cubisme.
Cubisme : Courant artistique, né peu avant la guerre de 1914, dont les pionniers furent Pablo Picasso et Georges Braque. Il porte un nouveau regard sur l’objet, dont les volumes et les plans peuvent être représentés de manière stylisée et vus simultanément sous plusieurs angles. Il s’inspire à la fois des recherches formelles de Paul Cézanne et des arts premiers.