Le Jeu d'échec de l'île de Lewis

Le Jeu d'échec de l'île de Lewis

Auteur

Dimensions

Provenance

Île de Lewis, Hébrides, Écosse, Royaume-Uni

Technique

Sculpture

Matériaux

ivoire de morse

Datation

1150-1200

Lieu de conservation

Royaume-Uni, Londres, British Museum

Comment et pourquoi le jeu d’échecs a-t-il évolué ?

En 1831, des objets en ivoire de morse sont retrouvés sur une plage de l’île de Lewis, dans l’archipel des Hébrides image 11. L’ensemble est constitué d’une boucle de ceinture, d’une quinzaine de pions de jeu ronds et de plusieurs dizaines de pièces d’échecs. Le contexte de découverte est flou et certaines de ces pièces ont été perdues. Il en subsiste néanmoins 78, réparties entre le British Museum, à Londres image principale, et le National Museum of Scotland, à Édinbourg image b. Elles sont un témoignage exceptionnel et émouvant du goût pour les échecs et des échanges commerciaux et culturels de l’Europe au XIIe siècle.

Un jeu qui voyage

Pour distraire les Grecs qui s’ennuient lors du siège de Troie, Palamède invente les échecs image 1. Cette création mythologique a la faveur des joueurs du Moyen Âge image 2. L’origine historique du jeu se situe en réalité en Inde, au VIe siècle. De là, il passe en Perse puis se diffuse dans tout le monde musulman. C’est dans le sud de l’Italie et en Espagne, terres d’échanges culturels et économiques foisonnants, qu’il arrive dans l’Occident chrétien autour de l’an mille. Le principe des échecs est un champ de bataille sur lequel s’affrontent des armées de manière stratégique. Néanmoins, les règles du jeu ont sensiblement évolué durant ce voyage de culture en culture. Par exemple, les pièces se déplacent à l’origine avec des dés. Leur utilisation a été progressivement abandonnée dans l’Occident chrétien, sous pression de l’Église qui condamne les jeux de hasard.

Le chaturanga indien se joue à quatre. Chaque armée est constituée d’un roi, un cheval, un éléphant, un chariot de guerre et quatre fantassins. Le shatrang perse ne garde que deux joueurs image 3. Dans les armées fusionnées, l’un des rois devient le vizir.

Un miroir de la société

L’Occident chrétien a adapté certaines pièces. Les pièces d’échecs de Lewis image principale reflètent la société qui les pratique. Le roi image c, assis sur un trône, tient son épée en travers des genoux. Il porte un manteau et une couronne. Cette attitude de l’autorité et ces attributs du pouvoir est une image classique et reconnaissable par tous. L’iconographie de la reine image d est similaire, mais celle-ci pose sa main sur sa joue. Ce geste est celui de la contemplation, de la sagesse, parfois associé à la Vierge Marie au pied de la Croix. La pièce de la reine est une innovation de l’Europe chrétienne et remplace le vizir perse. Elle montre l’importance croissante de la figure de la femme dans la société médiévale à partir du XIe siècle, incarnée par des reines réelles, telle Aliénor d’Aquitaine, reine de France puis d’Angleterre, ou par la femme idéale de la littérature courtoise et l’omniprésence de la Vierge.

L’éléphant n’a pas sa place dans une armée européenne image 4 image 5. Il s’est métamorphosé de deux manières. D’une part, son nom arabe, alfil, s’est associé phonétiquement au fol, soit le fou. D’autre part, sa silhouette stylisée par ses défenses sur les pièces islamiques évoque la mitre de l’évêque image e. Crosse et Bible en main, vêtu d’une chasuble, l’ecclésiastique se tient aux côtés du roi et de la reine, symbole du rôle essentiel de l’Église dans l’exercice du pouvoir. La chevalerie image f, caractéristique du Moyen Âge, est également présente. Les chevaliers portent leur armement spécifique : lance, bouclier, casque. Les heaumes à nasal se retrouvent sur la broderie de Bayeux image 6. Le chariot perse, rukh, devient en italien rocca, la forteresse. Cette pièce prend néanmoins de nombreuses formes. Ici, il s’agit de fantassins image g, casqués, armés d’un bouclier et d’une épée tirée du fourreau. Trois d’entre eux ont une attitude intrigante : ils mordent le haut de leur bouclier. Ce geste féroce est celui des berserkers scandinaves. Enfin, les pions image h sont de simples formes géométriques avec ou sans décor gravé. Peut-être s’inspirent-ils des pièces des jeux islamiques, toujours stylisées image 7.

Des pièces romanes

Les revers des trônes image i des figures assises sont décorés avec soin de motifs d’entrelacs raffinés : spirales végétales, tresses géométriques, arcades architecturales, animaux réels ou merveilleux. Ce répertoire est celui de l’art roman, présent sur tous les supports et diffusé à travers l’Europe, par exemple sur les enluminures image 8. Ces riches échanges culturels incluent la Scandinavie en parallèle des routes commerciales.

Une matière précieuse

Certaines denrées prisées ne se trouvent qu’en Scandinavie. C’est le cas de l’ivoire de morse, chassé au Groënland et dans le Nord de la Norvège image 12. Si les défenses des mâles peuvent atteindre un mètre de long et fournissent plus de matière, celles des femelles sont moins incurvées et plus faciles à travailler. Les dents brutes circulent jusqu’à des ateliers de fabrication en Norvège, au Danemark, à Cologne ou à Canterbury. Y sont produits des coffrets image 10, des crosserons image 9, des boucles de ceintures, des pions de jeux qui inondent l’Europe du milieu du IXe au XIIIe siècles, en remplacement de l’ivoire d’éléphant difficilement disponible. Les pièces de Lewis ont sûrement été sculptées à Trondheim image 12, en Norvège. En effet, au milieu du XIIe siècle, les Hébrides sont sous domination du roi de Norvège et se situent sur une route commerciale reliant cette dernière à l’Irlande. Le trésor de Lewis a pu être le stock d’un marchand dont le voyage a été interrompu pour une raison inconnue.

Les pièces d’échecs de Lewis image principale sont représentatives des réseaux commerciaux, culturels et politiques qui relient les pays de l’Europe romane. Elles montrent également le goût croissant de l’Occident chrétien pour ce jeu qui prend une place importante dans la symbolique médiévale, aussi bien dans l’éducation des élites que dans la courtoisie.

Anne-Lise Blanchet

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/le-jeu-dechec-de-lile-de-lewis

Publié le 25/04/2023

Ressources

Les pièces du jeu d'échec de l'île de Lewis sur le site du British Museum

https://www.britishmuseum.org/collection/object/H_1831-1101-78

Les pièces du jeu d'échec de l'île de Lewis sur le site de la National Gallery of Scotland

https://www.nms.ac.uk/explore-our-collections/stories/scottish-history-and-archaeology/lewis-chess-pieces/

Un article du commerce de l’ivoire de morse au Moyen Âge par National Geographic

https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2018/08/le-destin-des-colonies-vikings-perdues-serait-lie-livoire-de-morse

Les pièces du jeu d'échec de l'île de Lewis de la National Gallery of Scotland en 3D

https://sketchfab.com/3d-models/lewis-chess-pieces-complete-set-d279ce3fd0e44726a21286877c367a05

Glossaire

Art roman : Art qui se développe dans l’Occident chrétien à partir du Xe siècle. Vers le milieu du XIIe siècle, l’art gothique le remplace progressivement au nord de la Loire.

Berserker : Guerrier qui, grâce à une transe, entre dans une fureur le rendant invulnérable et capable de prouesses extraordinaires. Personnages importants des sagas nordiques et germaniques, les berserkers constituent souvent la garde d’un chef.

Art courtois : Art de vivre raffiné fait d’élégance, de bonne mesure et d’honnêteté. Une place primordiale est donnée à l’amour, ou fin’amor, manière d’aimer réservée à la noblesse qui trouve son expression dans la poésie lyrique et la littérature dès la fin du XIe siècle en Occitanie.

Vizir : Fonctionnaire de haut rang, ayant un rôle de conseiller ou de ministre auprès des dirigeants musulmans (califes, émirs, sultans).