Pyxide au nom d’al-Mughira

Pyxide au nom d’al-Mughira

Auteur

Dimensions

H. : 16 cm ; D. : 11,8 cm

Provenance

Espagne, Andalousie, Madinat al-Zahra (Medina Azahara )(?)

Technique

Relief

Matériaux

Ivoire

Datation

968

Lieu de conservation

France, Paris, musée du Louvre

Cette boîte à bijoux nous raconte-t-elle la lutte de deux princes pour le pouvoir ?

En 711, l'Espagne est envahie par des conquérants arabes, qui souhaitent constituer un grand empire musulman depuis le Proche-Orient, lieu de naissance de l'Islam. Une grande partie de la péninsule ibérique est alors appelée al-Andalus et est dirigée par un wali, gouverneur placé sous l'autorité du calife, successeur de Mahomet à la tête du monde musulman.

En 750, la dynastie califale des Omeyyades, qui réside à Damas (Syrie), est renversée par les Abbassides, dont la capitale sera Bagdad (Irak) image 4. Un prince omeyyade ayant survécu au massacre des siens par les Abbassides se réfugie cependant en al-Andalus et fonde l'émirat de Cordoue. En 929, un de ses descendants, Abd al-Rahman III, proclame le califat de Cordoue se déclarant véritable calife de l'empire musulman, et défiant ainsi l'usurpateur abbasside. Son règne et celui de son fils al-Hakam II constitueront une phase brillante de l'histoire d'al-Andalus.

Un objet princier

En 1898, le musée du Louvre achète à un prix très élevé cette boîte image principale à un antiquaire. Si son lieu de découverte est inconnu, elle se rattache toutefois à un ensemble de boîtes cylindriques et de coffrets rectangulaires sculptés au xe siècle par les ateliers royaux de Cordoue et de Madinat al-Zahra (Medina Azahara), cité princière voisine, pour la famille royale image 5. Ces objets sont réalisés en ivoire, matériau alors considéré comme aussi précieux que l'or. Les boîtes circulaires seront par la suite réutilisées par les chrétiens de la Reconquista pour y conserver des hosties et des reliques. C'est alors qu'elles sont appelées pyxides, terme provenant du mot grec puxís (πυξίς, boîte).

Une vingtaine de pyxides sont connues à ce jour image 1, remontant toutes à la période 960-970. Cette datation est possible car elles portent presque toutes une inscription donnant une date.

Celle de notre pyxide longe le bord du couvercle image c et célèbre al-Mughira, fils cadet du calife Abd al-Rahman III : « Bénédiction de Dieu, bienfait, joie, béatitude pour al-Mughira, fils du Commandeur des Croyants [calife], que Dieu lui fasse miséricorde de ce qu'il a fait l'année 357 [selon le calendrier musulman, 968 selon le nôtre]. » Une pyxide conservée à New York image 2 est quant à elle ornée du poème suivant : « Le spectacle que j'offre est celui des plus belles, le ferme sein d'une délicate demoiselle. La Beauté m'a dotée de fiers atours, de joyaux tout déployés. Je suis réceptacle pour le musc, le camphre et l'ambre gris. »

Formes raffinées et prouesses techniques

La pyxide d'al-Mughira a été taillée dans le milieu de la défense d'un éléphant âgé. Le bloc d'ivoire a été sculpté, gravé et incrusté par endroits d'une matière noire non identifiée, peut-être du jais.

Le décor présente, sur un fond végétal touffu, des médaillons polylobés, délimités par un liseré perforé sans début ni fin, dans lesquels sont représentées 69 figures humaines ou animales d'une remarquable expressivité : le couvercle montre ainsi un fauconnier à cheval, des gazelles, des lions et des paons symbole royal image b, tandis que la boîte image c présente surtout des hommes image c. Le Coran n'interdit pas la représentation d'êtres humains, mais la tradition musulmane la proscrit dans un contexte religieux.

Les motifs, finement sculptés, couvrent toute la surface de l'objet. La taille est si profonde que, par endroits, la paroi devient translucide lorsque la pyxide est éclairée de l'intérieur. Celle-ci est donc un véritable chef-d'œuvre, reflet du raffinement du califat de Cordoue.

Une affaire de succession

Lorsqu'Abd al-Rahman III prévoit sa succession, il envisage qu'al-Mughira, son fils cadet, succède à son fils aîné, al-Hakam II, ce dernier n'ayant alors pas d'enfant. En 968, date indiquée sur la pyxide, al-Hakam II règne depuis sept ans il a 53 ans et un fils âgé de 3 ans, né d'une favorite. Certains grands serviteurs de la Cour, redoutant une mort prochaine d'al-Hakam et ne souhaitant pas que son fils, alors trop jeune, lui succède, envisagent l'accession au trône d'al-Mughira, alors âgé de 18 ans.

Sur la pyxide, des scènes pourraient évoquer des notions de souveraineté ou de prise de pouvoir, et être ainsi l'expression de ce souhait. Tel est le médaillon présentant deux hommes assis à l'orientale, c'est-à-dire en tailleur, entourant un joueur de luth debout image d : le personnage de gauche est représenté de face et tenant un flacon, figuration traditionnelle du souverain dans l'art islamique. Il pourrait donc s'agir du calife, d'autant plus qu'il tient aussi le sceptre tressé des Omeyyades. L'homme de droite, tenant un éventail rond, pourrait être son serviteur. Le regard hostile lancé par le premier personnage au deuxième rend cependant leur identification sujette à caution : s'agirait-il de la représentation de deux princes rivaux ? Le médaillon voisin montrant image e deux hommes qui s'apprêtent à prendre des œufs dans un nid de faucons, oiseau emblématique des Omeyyades ( l'œuf, lui, étant symbole de la capitale Cordoue dans la littérature omeyyade) évoque peut-être une lutte pour le pouvoir. Enfin, un troisième médaillon présente deux cavaliers de part et d'autre d'un palmier, cueillant des dattes image f. La présence de faucons au-dessus de leurs têtes indique qu'il s'agit de chasseurs, tandis que les guépards assis derrière eux, sur la croupe de leurs chevaux, laissent entendre qu'ils appartiennent probablement à une suite princière cet animal, auxiliaire du prince chasseur, est en effet souvent représenté dans les scènes de chasse de l'art islamique image 3. Le palmier, arbre d'Orient introduit en Espagne par les Arabes, avait quant à lui été le sujet d'un poème devenu célèbre en al-Andalus, écrit par le prince omeyyade réfugié à Cordoue, nostalgique de sa terre natale et du califat disparu. Le décor de cette pyxide invite-t-il le jeune al-Mughira, qui vient d'atteindre sa maturité, à cueillir les fruits du pouvoir ?

Al-Mughira ne sera cependant jamais calife. En 976, al-Hakam II meurt, après avoir désigné son fils Hisham comme son successeur. Un complot de cour tente alors de faire monter sur le trône al-Mughira, mais échoue : ce dernier sera assassiné.

Sylvie Cuni-Gramont

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/pyxide-au-nom-dal-mughira

Publié le 22/09/2022

Ressources

« Aux origines de la fitna, l’affaire al-Mughîra : la mémoire refoulée d’un assassinat à la cour de Cordoue à la fin du Xe siècle », un article de Sophie Makariou publié dans la revue Médiévales

https://medievales.revues.org/6206

La notice de l’œuvre sur le web site du Musée du Louvre

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010329109

La pyxide d’al-Mughira dans l’émission « La Visite au Louvre » sur France Culture

https://www.franceculture.fr/emissions/la-visite-au-louvre/la-pyxide-d-al-mughira

Glossaire

Calife : Chef spirituel et temporel dans le monde arabe, considéré comme le successeur du prophète Mahomet

Ivoire : Matière blanche et dure provenant des dents ou des défenses d’animaux (cachalot, mammouth, éléphant…).

Pyxide : Boîte à onguent

Reconquista : Mot espagnol signifiant reconquête. Désigne la reconquête de la péninsule ibérique, sous domination arabo-musulmane depuis le VIIIe siècle (al-Andalous), par les souverains chrétiens, espagnols et portugais. Elle prend fin en 1492 par la prise de Grenade.