La Raie Chardin Jean-Baptiste Siméon

Jean Siméon Chardin présente à l’Académie royale de peinture et de sculpture deux œuvres en pendants, La Raie image principale et Le Buffet  image 1, peintures prises d’abord pour le travail d’un brillant peintre flamand. Cet envoi lui permet d’être reçu le 25 septembre 1728 « dans le talent des animaux et des fruits », c’est-à-dire dans le genre de la nature morte.

Un maître de la nature morte

Denis Diderot, grand admirateur de ce peintre, décrit ainsi La Raie : « L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang […]. » La nature morte est pourtant alors l’échelon le plus bas d’une échelle des genres dominée par les sujets historiques. Chardin sera surnommé le Rembrandt français. Comme son prédécesseur hollandais peignant Le Bœuf écorché image 2 il métamorphose un sujet repoussant par l’art et la maîtrise technique, par l’observation fine de l’anatomie et sa transformation dans la matière picturale.

La raie comme point d’harmonie

La place centrale et dominante de la raie structure la symétrie d’une composition pyramidale avec, du côté gauche, les aliments, et du côté droit les ustensiles posés sur une nappe froissée. Une opposition apparaît entre la stabilité immuable des objets et le caractère périssable des aliments associés au mouvement du chat menaçant l’équilibre. La profondeur est suggérée par les obliques, comme celle du couteau ou des poissons, qui débordent de l’entablement de pierre. Les valeurs claires conduisent le regard de la nappe à la peau nacrée de la raie détail b et, enfin, vers la fourrure du chat détail c.

Les passages d’une forme à l’autre s’opèrent par des couleurs parfois très proches, mais sans ligne de délimitation nette. L’harmonie provient d’une unité de teintes chaudes qui se font écho : des nuances de brun, des ocres rouges, orangés, jaunes, des pointes de blanc plus épaisses. La surface présente des rugosités dans les zones les plus claires. Chardin fabriquait lui-même ses couleurs et était très attentif à la qualité des matériaux préparés avec soin et lenteur.

Monstrueux et fascinant

Vers 1895, Marcel Proust a su évoquer la beauté paradoxale du poisson qu’il qualifie de « monstre étrange » et dont il décrit « la beauté de [l’] architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome ». L’écrivain apprécie la peinture d’un temps suspendu en remarquant la précarité de l’équilibre due au chat qui, d’un instant à l’autre, pourrait faire tomber les huîtres détail c. Si nous prenons les ouïes de la raie pour des yeux, un visage souriant semble apparaître et donne une apparence fantomatique à ce poisson suspendu détail b.

Cela ne va pas manquer d’inspirer un peintre comme Chaïm Soutine, qui a copié le tableau de Chardin vers 1924 image 3. Il a exprimé la splendeur dérangeante des poissons ou du gibier morts image 4 dans des séries de natures mortes poignantes, avec des couleurs vives et un coup de pinceau gestuel.

D’autres artistes comme Cézanne image 5 Matisse ou encore Bacon sauront apprécier l’art de Jean Siméon Chardin, sa manière si singulière qui nous offre à contempler la grâce ignorée des objets qui habitent nos cuisines.

Chardin, La Raie, une vidéo du Musée du Louvre