Lecteur au manteau composite Muhammad Sharif

Lecteur au manteau composite

Dimensions

H. : 36,9 cm ; L. : 25 cm

Provenance

Lieu de création : Ouzbékistan, Boukhara

Technique

Miniature

Matériaux

Gouache, Rehauts d'or

Datation

1600-1615

Lieu de conservation

France, Paris, musée du Louvre

Comment une miniature persane peut-elle devenir un poème ?

Cette miniature image principale, peinte à Boukhara, en Ouzbékistan image 4, au début du XVIIe siècle, révèle un monde fantastique décrit avec beaucoup de détails et de précision.

Un poète

Un jeune homme est représenté au centre de la peinture détail b. Il est assis en tailleur sur une terrasse dallée de carreaux polygonaux mauves, devant un mur au décor luxuriant. Il est absorbé dans la lecture d’un livre dont la forme oblongue détail c est typique des recueils de poésie répandus en Asie centrale à l’époque ; souvent dotés d’une reliure souple, ils pouvaient être transportés facilement dans la manche d'un vêtement. Le poème, écrit en persan, la langue des cours princières du Proche-Orient, parle de joie, de tristesse, et de pardon.

Un costume qui raconte une histoire

Ce lecteur porte un habit étonnant, composé de personnages et d’animaux. Sur l’épaule droite du poète figure un couple enlacé, sur l’épaule gauche un homme serre un renard contre lui détail c. Sur son avant-bras droit est étendu un ours brun détail c. Plus bas, un amoureux se blottit contre une jeune femme coiffée d’un diadème ; derrière eux, un singe contemple un ours tenu par un vieil homme, et un dormeur s’adosse à une panthère blanche à taches noires détail d. À leurs pieds se trouvent des lapins et des antilopes, dont une sur les genoux d’un autre personnage détail d.

Les représentations de costumes faits d’un enchevêtrement d’êtres humains et d’animaux apparaissent vers le milieu du XVIe siècle, en Iran oriental ; elles inspireront des peintures d’animaux (éléphants, chevaux, lions) aux corps composites, qui, peu après, auront beaucoup de succès en Inde moghole image 1.

Un rêve d’amour en images

Cette miniature a été réalisée pour être présentée avec une autre, image 2 qui montre une princesse à la couronne d’or. Elle aussi est assise en tailleur, dans un cadre semblable à celui du Lecteur ; son manteau est également constitué de silhouettes juxtaposées ; inclinée vers la gauche, la jeune femme tient une coupe dorée. Ces peintures proviennent d’un livre dans lequel elles constituaient des pages placées en vis-à-vis. Ainsi, le poète, sur la page de gauche, semblait lire pour la princesse qui, en retour, lui tendait sa coupe ; ce type de double page est connu en Iran dès la fin du XVIe siècle, ouvrant certains manuscrits de luxe. Par son sujet, elle évoquerait le plaisir de la lecture poétique. Mais ici, une signification supplémentaire est apportée par le décor complexe des vêtements : les couples enlacés qu’on y voit pourraient exprimer l’amour du Lecteur pour celle qui l’écoute ; ce tendre sentiment se retrouve dans les autres personnages étreignant un animal.

De plus, l’amour et la poésie introduiraient dans un monde enchanté, suggéré par le décor du mur derrière le jeune homme : on y voit des combats d’animaux, dont deux dragons à gauche détail e, un cervidé et un félin en haut à droite détail f. Cet univers de rêve est développé dans l’illustration des marges. Des saynètes en pleine nature s’y déploient, réparties le long d’un ruisseau qui serpente tout autour de la page ; sur ses rives se tiennent dix personnages environnés de fleurs et d’arbres montrant une végétation printanière ou automnale. Dans ce décor, des hommes mangent, boivent. À gauche détail g est assise une péri (fée iranienne), coiffée de feuillages bleu foncé ; vêtue d’un manteau rouge à motifs végétaux dorés, elle tient une bouteille à long col. Au-dessous d’elle, un jeune homme, coupelle à la main, penche sa tête rasée en arrière, tandis qu’un lapin le regarde détail h. En bas, un musicien joue du luth détail i. À droite, au pied d’un arbre sur lequel s’est perché un bel oiseau, un garçon au manteau noir brodé de lotus dorés, est perdu dans ses pensées ; il se pourrait qu’il écoute lui aussi une lecture faite par un autre lecteur représenté face à lui, mais sur la page opposée détail i …Un grand oiseau bleu vole tout en en haut, à gauche : sa longue queue échevelée permet de l’identifier : c’est le simurgh, créature fabuleuse de la littérature persane détail j.

Le décor des marges présente, comme le personnage central, des couleurs vives et variées, mais il montre un style différent, plus nerveux et libre.

Collaboration artistique

Cette page, peinte à la gouache et rehaussée d’or (pour certains feuillages, turbans ou bouteilles), comporte deux signatures. À gauche et derrière le lecteur, une inscription en blanc sur la bordure bleu foncé du panneau vert à motifs bleus et rouges, identifie « Muhammad Sharif le peintre » détail c. Dans les marges, le nom de « Muhammad Murâd Samarqandi » est écrit en rouge, en bas, à droite, sur un rocher bleu détail i. Cette œuvre est donc née du travail commun de deux artistes exerçant au début du XVIIe siècle à la cour des Djanides (1599-1785), souverains de Transoxiane image 4. Si ces peintres sont encore mal connus aujourd’hui, leurs noms se retrouvent sur certaines peintures d’un manuscrit réalisé dans la capitale, Boukhara : Le Verger, du poète Sa’adi image 3 (livre aujourd’hui conservé à Dublin) ; ils y déploient le raffinement graphique et coloré de la miniature persane.

Cet art s’intéresse peu au réalisme occidental et ne représente ni les volumes ni la perspective. Le style original et stylisé de Muhammad Murâd Samarqandi, contraste avec celui, plus traditionnel et délicat, de son confrère. Dans Le Lecteur, l’association des deux artistes contribue à faire de cette image, comme de celle qui l’accompagnait, un chef-d’œuvre de la peinture persane.

Sylvie Cuni-Gramont

Permalien : https://panoramadelart.com/analyse/lecteur-au-manteau-composite

Publié le 09/01/2025

Ressources

Notice de l'oeuvre sur le site web du musée du Louvre

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010329492

Manuscrit complet du "Boustan" ("Le Verger") de Sa'adi, Chester Beatty Library

https://viewer.cbl.ie/viewer/image/Per_236/121/

Glossaire

Dynastie moghole : Dynastie d’origine turco-mongole établie en Inde à partir de 1526, et empire que ces souverains contrôlèrent jusqu’en 1858. Après la fondation de l’Empire par Babur et les déboires de son fils Humayun, les plus grands souverains moghols furent Akbar (1542-1605) et ses successeurs immédiats : Jahângîr, Shah Jahan et Aurangzeb.

Persan : Adjectif s’appliquant à tout ce qui se rapporte à l’Iran après la conquête musulmane (avant celle-ci, l’adjectif à utiliser est perse).

Simurgh : Oiseau mythique, protecteur ou ennemi des rois et des héros dans la littérature épique iranienne ; à partir du XVe siècle, sa représentation se confond avec celle du phénix chinois.