Arrivé d’Italie à Paris en 1906, Amadeo Modigliani s’installe dans le quartier de Montparnasse comme, à l’époque, d’autres artistes étrangers tels que Brancusi, Chagall ou Soutine. Cette communauté prend le nom d’école de Paris vers 1920 et multiplie les expériences artistiques novatrices. Dans le genre du portrait, Modigliani trouve une voie originale et résolument personnelle comme en témoigne
La Femme aux yeux bleus [ image principale ].
Un style original
Modigliani a peint ce tableau vers 1918, époque où il a trouvé un style qui ne doit rien aux courants modernes de son temps, comme le cubisme. Dans cette œuvre, le cou et la main du personnage n’imitent pas vraiment la réalité : émergeant du manteau sombre, ces éléments semblent détachés du corps. Les volumes sont lisses comme de la terre cuite, et les lignes de contour résument les formes. À travers cette nouvelle façon de peindre, Modigliani affirme son originalité, tout en restant fidèle à la figuration et au thème traditionnel du portrait.
Une grâce florentine
Cet élégant portrait reste néanmoins attaché à une source d’inspiration classique. La force du dessin et les couleurs raffinées d’ocre et de bleu rappellent certaines peintures de la Renaissance. Né à Livourne, en Toscane, Modigliani s’est formé à Florence où il a pris des cours de dessin et s’est initié à la technique de la fresque. Séduit par la beauté des œuvres créées dans cette ville illustre au XV
e siècle, il se sent l’héritier d’une tradition italienne de la peinture. Le geste élégant de la jeune fille qui maintient pudiquement son manteau fermé est inspiré de
La Naissance de Vénus de Botticelli
[ image 1 ]. La masse du manteau et du col relevé souligne sa silhouette longiligne. Son cou rappelle les déformations visibles dans un autre tableau italien du XVI
e siècle,
La Madone au long cou du Parmesan, également conservé au musée des Offices à Florence
[ image 2 ].
Primitif et moderne
L’arrière-plan du tableau, qui représente une porte ou un lambris en bois, a été peint avec de petites touches de couleurs franches et transparentes qui rappellent la technique de Paul Cézanne, peintre que Modigliani admirait. Le visage lisse en forme d’œuf
[ image b ] et au nez droit évoque les masques africains
[ image 3 ]. Comme d’autres artistes modernes de son temps tels que Picasso, Braque et Derain, Modigliani est captivé par l’art africain, qu’il peut admirer au musée d’Ethnographie du Trocadéro. Loin des modèles qu’offrent habituellement les musées des beaux-arts, ce lieu constitue une source d’inspiration nouvelle. Souhaitant retrouver la pureté originelle des formes, Modigliani étudie les collections et aboutit à une représentation réduite à des signes. Il s’intéresse aussi aux sculptures de l’Égypte ancienne et de l’Extrême-Orient (Cambodge), qui inspirent des formes épurées et d’un esprit nouveau à ce peintre par ailleurs sculpteur.
La sculpture d’abord
Si Modigliani doit aujourd’hui sa célébrité à sa peinture, il aurait certainement préféré se faire connaître par ses sculptures. Il travaille directement la matière, bois ou pierre, sans modèle préparatoire, inspiré par l’exemple de son ami le sculpteur
Constantin Brancusi. Il crée des bustes aux formes monolithiques
[ image 4 ]. L’œuvre finie conserve ainsi le volume du bloc choisi au départ, comme si le long cou et le visage devaient entrer de force dans le matériau. Par sa forme, la sculpture évoque les statues-colonnes qui ornent les temples asiatiques ou les cathédrales du Moyen Âge. Par cette référence, l’œuvre se trouve investie d’une dimension sacrée. Les traits stylisés du visage créent une certaine distance avec le spectateur et renforcent le caractère hiératique et mystérieux de la représentation. De santé fragile, Modigliani doit abandonner la sculpture vers 1912. Mais les formes originales qu’il a fait naître avec cette technique se retrouvent dans sa peinture. Les yeux en amande, la petite bouche mince du modèle dans ce tableau, révèlent cette influence.
Le visage de Jeanne ?
Selon l’artiste, le seul but de l’art est la représentation de l’humain. Le corps du modèle nu et le portrait finissent par devenir ses seuls sujets. L’identité de ses modèles n’est pas toujours connue, comme c’est le cas ici. Mais Modigliani peint souvent les personnes de son entourage. La tendresse avec laquelle il décrit le visage un peu triste de cette femme qui le fixe de ses grands yeux bleus semble trahir l’affection qu’il pouvait lui porter. En 1918, lorsque Modigliani peint ce tableau, il est en voyage dans le sud de la France où sa compagne, Jeanne Hébuterne, peintre elle aussi, l’a accompagné. Avec son regard clair, ses cheveux châtains et la forme de son nez, le modèle du tableau lui ressemble un peu
[ image 5 ].
L’amour passionné de Modigliani pour Jeanne et la fin tragique des deux amants en janvier 1920, à un jour d’intervalle, seront d’ailleurs portés à l’écran en 1958 par Jacques Becker dans Les Amants de Montparnasse.
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